Les Caprices de Marianne, Alfred de Musset, Acte I, scène 1, 1833 - Extrait

COELIO, rentrant. Malheur à celui qui, au milieu de la jeunesse, s’abandonne à un amour sans espoir ! Malheur à celui qui se livre à une douce rêverie avant de savoir où sa chimère le mène, et s’il peut être payé de retour ! Mollement couché dans une barque, il s’éloigne peu à peu de la rive ; il aperçoit au loin des plaines enchantées, de vertes prairies et le mirage léger de son Eldorado. Les vents l’entraînent en silence et, quand la réalité le réveille, il est aussi loin du but où il aspire que du rivage qu’il a quitté ; il ne peut ni poursuivre sa route ni revenir sur ses pas. (On entend un bruit d’instruments.) Quelle est cette mascarade ? N’est-ce pas Octave que j’aperçois ?

(Entre Octave.)

OCTAVE — Comment se porte, mon bon Monsieur, cette gracieuse mélancolie ?

COELIO — Octave ! ô fou que tu es ! tu as un pied de rouge sur les joues ! — D’où te vient cet accoutrement ? N’as-tu pas de honte en plein jour ?

OCTAVE — Ô Coelio ! fou que tu es ! tu as un pied de blanc sur les joues ! — D’où te vient ce large habit noir ? N’as-tu pas de honte en plein carnaval ?

COELIO — Quelle vie que la tienne ! Ou tu es gris, ou je le suis moi-même.

OCTAVE — Ou tu es amoureux, ou je le suis moi-même.

COELIO — Plus que jamais de la belle Marianne.

OCTAVE — Plus que jamais de vin de Chypre.

COELIO - J’allais chez toi quand je t’ai rencontré.

OCTAVE — Et moi aussi j’allais chez moi. Comment se porte ma maison ? il y a huit jours que je ne l’ai vue.

COELIO. — J’ai un service à te demander.

OCTAVE. — Parle, Coelio, mon cher enfant. Veux-tu de l’argent ? Je n’en ai plus. Veux-tu des conseils ? Je suis ivre. Veux-tu mon épée ; voilà une batte d’Arlequin. Parle, dispose de moi.

COELIO. — Combien de temps cela durera-t-il ? Huit jours hors de chez toi ! Tu te tueras, Octave.

OCTAVE. — Jamais de ma propre main, mon ami, jamais ; j’aimerais mieux mourir que d’attenter à mes jours.

COELIO. — Et n’est-ce pas un suicide comme un autre que la vie que tu mènes ?

OCTAVE. — Figure-toi un danseur de corde, en brodequins d’argent, le balancier au poing, suspendu entre le ciel et la terre ; à droite et à gauche, de vieilles petites figures racornies, de maigres et pâles fantômes, des créanciers agiles, des parents et des courtisans, toute une légion de monstres se suspendent à son manteau et le tiraillent de tous côtés pour lui faire perdre l’équilibre ; des phrases redondantes, de grands mots enchâssés cavalcadent autour de lui ; une nuée de prédictions sinistres l’aveugle de ses ailes noires. Il continue sa course légère de l’orient à l’occident. S’il regarde en bas, la tête lui tourne ; s’il regarde en haut, le pied lui manque. Il va plus vite que le vent, et toutes les mains tendues autour de lui ne lui feront pas renverser une goutte de la coupe joyeuse qu’il porte à la sienne. Voilà ma vie, mon cher ami ; c’est ma fidèle image que tu vois.

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